« L’important n’est pas de convaincre mais de donner à réfléchir. »

Dans le cadre de la Semaine Culturelle des LS 2019, les étudiant.e.s ont pu assister à une conférence-débat de trois heures proposée par Mme Bignaux, Professeure d’Anglais en Khâgne et M. Zavadil, Professeur de Philosophie en Hypokhâgne. En quatre étapes très clairement annoncées, se sont exprimées tour à tour la pensée militante et la pensée philosophique, toutes deux se nourrissant l’une de l’autre et apportant un éclairage forcément différent mais complémentaire. Mme Bignaux et M. Zavadil s’étaient fixé un temps de parole qu’ils ont parfaitement respecté dans le but de donner la parole à un public d’abord impressionné puis désireux de faire entendre sa propre voix et des points de vue opposés. Tous ne se sont pas exprimés à haute voix mais personne n’est resté indifférent, des discussions animées se mettant parfois en place dans certaines zones de l’amphi.

Pour cette occasion très particulière, étaient présent.e.s les étudiant.e.s d’ECE1, dont certain.e.s sont particulièrement engagé.e.s sur toutes les questions liées à l’environnement.

 

 

Vous trouverez ci-dessous le diaporama de Mme Bignaux et le texte de la conférence de M. Zavadil que nous ne pouvons que remercier de mettre à disposition leur travail de préparation.

 

PPT_MmeBignaux_1

PPT_MmeBignaux_2

PPT_MmeBignaux_3

PPP_MmeBignaux_4

 

 

 

Diagnostic et solutions: face à la crise écologique actuelle, comment  inventer un autre rapport de lhomme au vivant ?

Vendredi 21 juin 2019 

Amphithéâtre Petit Prince

 9h-12h

 

 Intervention de Simon-Alexandre Zavadil, professeur de philosophie en CPGE

 De léthique globale de la vie à lécologie intégrale

 

 Plan général

 

  1. A quelles causes devons-nous rapporter la crise écologique actuelle qui affecte lhumanité planétaire et porte gravement atteinte à la vie sous toutes ses formes ?
  2. En quoi pourraient consister les remèdes à cette situation de détresse mondiale ?
  3. Quels sont les obstacles qui se dressent sur le chemin dune réforme écologique globale de lhumanité ?
  4. Y a-t-il des signes despérance qui pourraient annoncer un nouvel horizon de vie pour lhumanité planétaire ?

 

 Introduction

   Lidée que je voudrais exposer et qui commande les différentes étapes de cette réflexion concernant les causes de la crise écologique actuelle, les remèdes quon pourrait y apporter, les obstacles qui forment un frein bien réel à un changement de cap et les signes despérance qui pourraient annoncer une forme de délivrance, se ramène tout dabord à une objection, paradoxale en son principe par le renversement du point de vue habituel quelle implique : la crise écologique actuelle nest pas, à proprement parler, écologique ! En tout cas, elle ne lest pas, et absolument pas, si on se contente dentendre par là une crise tout dabord et avant tout du rapport de lhomme à la nature et, plus largement, à la vie, à la vie, par opposition à la mort, comme ce qui est matériellement effectif et appelle son renouvellement en létat ou sa protection contre des risques de destruction ou de dégradation. Une affirmation en découle, décisive au plus haut point pour comprendre la crise écologique actuelle et être à la hauteur du défi unique quelle représente dans lhistoire de lhumanité : si la crise écologique actuelle nest pas, en sa cause première, biologique, sanitaire, vitale, environnementale, cest quelle est tout dabord et avant tout civilisationnelle. Cest une crise de civilisation, qui concerne aussi tous les aspects de la vie historique de lhomme (culturel, économique, éducatif, juridique, social, technique, scientifique, politique, artistique), partant, dont la réalité et limpact historiques sont à penser ni à léchelle dun pays, ni même dun regroupement de pays, mais, comme crise globale de lhumanité, à léchelle du monde planétaire.

 

  Ce qui est en cause à travers la crise écologique actuelle, cest lorientation densemble impulsée au cours des derniers siècles à la marche historique de lhumanité et qui a pris la forme dun destin mondial, engageant le sort de lhumanité planétaire. Questionner la crise écologique, jusque dans ses manifestations en apparence les plus concrètes (déboisement massif, pollution de lair, de leau, de la terre, éradication de la biodiversité, abaissement des espèces sauvages, désordre climatique, hausse des maladies, urbanisation galopante), cest, en fait, questionner le modèle dominant de développement, daménagement territorial, dorganisation des rapports humains qui, désormais, forme un horizon dattente rigide posé comme justification incontournable aux orientations historiques des collectivités humaines (aussi bien politiques, économiques, juridiques, éducatives, culturelles que techniques, scientifiques, artistiques ou sociales). On ne peut donc comprendre les causes de la crise écologique actuelle et en évaluer la signification et la portée planétaire quen se situant dans la perspective du temps long de la grande histoire et, du coup, quen se détachant de la représentation dominante que lon en a ou que lon en donne dans les médias et à travers les discours politiques comme mise en péril biologique des conditions de conservation et de perpétuation de notre espèce et des autres espèces à la surface de la terre. Cest la question du sens, du sens de notre humanité, qui est posée à travers le constat aujourdhui de moins en moins contestable de la détérioration dramatique et en voie daccélération de notre environnement de vie. La crise écologique est si peu réductible à une affaire de santé publique, fût-ce de santé de lhumanité planétaire actuelle, quelle nous interroge dans nos modes de vie, dans la représentation que nous nous faisons de la vie en général (quest-ce que vivre ?) et de notre vie en particulier (quest-ce que vivre pour les hommes ?). Crise de civilisation à lheure de la mondialisation économique, technique et communicationnelle, elle est une crise du sens de lhumain comme jamais il na été donné à lhumanité den faire lépreuve jusquà présent.

 

     Ne sagissant pas, bien évidemment, dêtre exhaustif, je voudrais donner seulement quelques pistes de réflexion qui permettent déjà de comprendre que sil y a à rechercher des causes à la crise écologique actuelle, elles ne peuvent se présenter sous la forme de faits, de comportements ou dévénements identifiables dans lexpérience historique des collectivités humaines (par exemple, les pesticides, la pêche industrielle, lélevage intensif, les perturbateurs endocriniens, le trafic routier, aérien ou naval, lhyper-urbanisation ou lhyper-consumérisme). Les faits, ce qui, je le précise, ne leur enlève daucune façon leur réalité, ni ne dédouane de la nécessité de les prendre en compte et de les analyser avec rigueur, sont des effets ou des conséquences (des signes ou des symptômes) qui appellent un travail dinterprétation en profondeur (un diagnostic) pour remonter jusquà leurs conditions de possibilité (de formation historique) qui rendent compte dune dimension soustraite à lavance et irréductiblement à toute observation expérimentale. Quelle est cette dimension ? Comme Max Weber (1864-1920), le sociologue allemand de la fin du XIX e siècle qui, prenant le contre-pied de lanalyse matérialiste du marxisme, parlait du capitalisme en termes détat desprit, je parlerai de la crise écologique comme la résultante de la formation dun nouvel état desprit se caractérisant par des valeurs, des aspirations, un horizon dattentes, des modèles de réussite et des modes de justification conditionnant une mentalité globale pour une époque donnée et inaugurant un mouvement dhistoire sur plusieurs siècles dans le sens de son extension à lensemble des composantes de lhumanité planétaire jusquà former dramatiquement, comme révélateur de sa signification occultée, la situation actuelle de détresse écologique.

 

  1. Les causes de la crise écologique actuelle

 

    Cerner ce nouvel état desprit, invisible par ses racines intérieures à la psyché humaine et qui sest traduit par la formation dun paradigme civilisationnel [1], cest remonter en arrière, par une sorte de généalogie [2], et se situer au point de recoupement de toute une série de bouleversements historiques. Il est en effet important de comprendre que la crise écologique na pas été voulue comme telle, quelle nest pas un mal que les hommes auraient envisagé en toute indifférence (détruire, tuer, appauvrir, stériliser, meurtrir), mais quelle est lexpression, catastrophique bien sûr, dune aspiration à un progrès, à un accomplissement de lhumain. Cest ce modèle de réussite à léchelle de la grande histoire qui demande à être interrogé pour cerner la cause de la crise écologique actuelle et pour comprendre le renversement en apparence totalement paradoxal auquel il a abouti : ce qui était un bien est devenu un mal, ce qui était au service de la vie, cest retourner contre la vie et a entraîné un destin mortel pour lhumanité tout entière, ce qui était pensé et voulu comme bonheur, source de prospérité, de liberté, cest renversé en son contraire, malheur (peur de mourir), pénurie (raréfaction de la biodiversité et des éléments de base de la vie : eau, terre, air) et aliénation (enfermement dans une impasse historique prenant la forme dun naufrage, sinon dun suicide, à léchelle de la civilisation).

 

   Une fois admise cette hypothèse de lecture posant la question du sens sur le plan dune herméneutique historique, on peut dire que la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourdhui est le fruit dun héritage, mais qui a reposé sur la dénonciation de tout héritage, sur une volonté de faire table rase du passé. Cette rupture vis-à-vis de toute forme de vie traditionnelle basculant alors nécessairement du côté dun conservatisme inacceptable et rétrograde a été affirmée comme la promotion dun homme capable enfin de prendre en main, absolument et totalement, son destin historique à partir dune liberté et dune conscience le dotant dune capacité critique infinie vis-à-vis du passé et des formes de domination et dexploitation qui lui ont été rattachées en bloc. Lhomme mesure de toutes choses, jusquà devenir mesure de lui-même en prétendant sauto-produire dans une destruction/créatrice à léchelle de la grande histoire, voilà ce qui a été au départ dune séparation sans appel de lhomme vis-à-vis de tout élément naturel, de toute donnée vitale, mais aussi de toute transmission dun héritage traditionnel, religieux, coutumier. Lhomme ne reçoit plus rien : il se donne à lui-même tout ce qui le définit dans son humanité historique. Sans legs, sans héritage, sans passé, il nest plus que ce mouvement qui le tourne vers un avenir dans lequel il projette une attente de liberté totale et sans limites, un bonheur infini qui le délivre ici-bas de tous les maux quil a subis jusqualors.

 

   Bien sûr, la devise de cette nouvelle époque se trouve dans le Discours de la méthode Descartes : «se rendre comme maître et possesseur de la nature» [3]. La nature est ici lunivers physique en son entier qui doit se placer sous le commandement dun homme qui se présente comme linstance de légitimation de tout ce qui est. Il ny a de réel que ce qui trouve en lhomme son principe dexistence. Lanthropocentrisme volontariste des modernes est lexpression dune position de commandement que lhomme se reconnaît vis-à-vis du vivant en engageant une lutte permanente contre tout ce qui viendrait à se signifier pour lui comme insécurité et inconfort. Traduisant la fin de toutes les eschatologies religieuses et de toutes les formes de vie reposant sur le respect du passé (le salut à venir et la sagesse populaire), cest sur un plan strictement terrestre que maintenant tout se décide pour lhomme selon un modèle de maîtrise et de possession qui est élaboré au nom dune défense contre la mort et, par conséquent, contre tout ce qui de près ou loin en annonce lévénement catastrophique (la défaillance organique, lusure de la vieillesse, la souffrance physique et psychique, limpuissance face à une nature rebelle). Cest donc au nom de la vie, mais selon un modèle civilisationnel qui la rattache à une position de toute-puissance et, partant, la dissocie rigidement de la mort, désormais vécue comme scandaleuse, absolument scandaleuse, que se réalise pour cet homme de la modernité conquérante un déracinement complet de tout passé (rattaché à une vieillesse insupportable et déprimante) et une projection permanente dans un avenir (promesse dune jeunesse et dune jouissance éternelles) ramené à un processus délimination progressive de toute souffrance et de tout obstacle à lexercice de sa volonté.

 

    Leffet de convergence du nouveau modèle de bonheur par rapport à toutes les orientations des siècles suivants est complet et se caractérise par une insensibilité croissante à toute idée aussi bien dhéritage que de transmission : lhomme sans mémoire du progressisme moderniste rend invisibles, par la multiplication de ses projets de conquête en vue dassurer sa sûreté optimale, à la fois le passé le plus ancien et lavenir le plus lointain. La politique, léconomie, le droit, les arts, le festif, la technique, la science, tout y concourt, en formant un faisceau de causes et un même creuset pour la formation dun homme sans essence, sans nature, sans limites, acosmique, apatride, ouvert sur une mondialisation qui abat toutes les barrières et toutes les frontières (biologiques, sexuelles, culturels, spatiales, temporelles). Prométhée montre son vrai visage : il est cet Icare qui chute mortellement après sêtre laissé ensorcelé par son désir de toute-puissance. Limmortel quil voulait être, en maîtrisant a maxima ses conditions de vie terrestres, entraîne tout dans un dépérissement progressif, une agonie irréversible, une mort certaine. A vouloir, tel le roi Midas du mythe, tout transformé en or, lhomme des temps nouveau sassassine lui-même en tuant la vie, minéralisant ou désertifiant tout ce quil touche. Le paradis terrestre promis à travers un progrès permanent vers un monde de confort et de sécurité devient lenfer cauchemardesque dun monde (immonde) dinconfort et dinsécurité permanents. 

 

   Formulée philosophiquement, la crise écologique a pour cause aussi lanthropocentrisme immanentiste de la modernité quentraîne à son point culminant la post-modernité joyeuse du consumérisme mondial du libéralisme économique sans frontières : lacte de naissance de lhomme est alors lacte de décès de la vie dans son don initial gratuit et protéiforme, dans son exubérance initiale sans raison. Au nom de son culte de la vie (dune vie sans vieillesse, sans maladies, sans souffrance, absolutisée dans une vitalité sans faille, invincible, ne doutant de rien et avançant tête baissée), la civilisation devient thanatophile, adoratrice de la mort. Bref, à force de vouloir ramener la vie à une position de maîtrise et de possession, elle luse infiniment, cherchant par tous les moyens à la contrôler, à la manipuler, à lutiliser, à la redresser de ses infirmités constitutives, et rendant alors lhomme étranger, infiniment étranger, à la vie, jusquà la vie quil incarne et qui lexpose dentrée de jeu à lépreuve de la mort. Car la contradiction dans laquelle sest enfermé lhomme prométhéen de la révolution permanente et qui forme le nihilisme des temps de détresse écologique sexprime à travers ce paradoxe : le meilleur allié de la mort, cest celui qui lutte contre elle et qui fait de cette lutte le sens de sa vie, cest-à-dire dune vie qui sest retournée contre elle-même en se vouant au non-sens de sa négation permanente.

 

 

 2. Les remèdes à la crise écologique actuelle.

 

     Au seuil de cette deuxième étape de notre réflexion, jaimerai tout dabord souligner quavoir une compréhension lucide et avisée de la nature des causes des temps de détresse écologique actuelle, cest par la même occasion se donner la possibilité denvisager les remèdes les mieux adaptés (le bon diagnostic engageant la bonne thérapie). Cest donc sengager dans une voie qui apporte dores et déjà une protection à lhomme contre la crise dont il est à la fois responsable et victime. Car, ce qui est ressorti de notre analyse précédente, peut se ramener à laffirmation suivante : ce nest pas la nature qui est malade et à laquelle il faudrait prodiguer un certain nombre de soins (des mesures diverses, techniques, économiques, politiques, juridiques) pour la rétablir dans son état initial (de santé), mais cest lhomme qui est malade et qui lest dune maladie prenant la forme de désirs illusoires dimmortalité (recherche dun confort et dune sécurité sans faille). En ce sens, le remède à cette situation de crise planétaire ne peut être que spirituel, en engageant une transformation en profondeur de la personnalité humaine à travers lédification à léchelle de la grande histoire dun nouveau mode de vie [4]. Si cest la maladie spirituelle de lhomme qui se montre à ciel ouvert à travers le corps abîmé dune nature en souffrance et sur le point dagoniser, alors cet homme qui a rendu malade la nature ne pourra la guérir ou, à tout le moins, se porter à son secours quà condition quil se guérisse au préalable du mal qui laffecte. Par conséquent, sans lémergence dun nouvel horizon de vie collectif en résonance avec les aspirations les plus anciennes de lhumanité, pas de délivrance possible. Et cest bien en cela que létat desprit au départ de lorientation civilisationnelle prométhéenne dans la modernité qui a abouti à la crise écologique actuelle appelle au premier chef une modification densemble des modes de vie humains, un renouveau spirituel, avec de nouvelles formes de hiérarchisation, de nouveaux ordres de priorités. Autrement dit, la transformation spirituelle doit porter avant tout sur les désirs de toute-puissance et dimmortalité qui ont conduit à la constitution du paradigme anthropocentrique de lhomme comme valeur des valeurs.

 

   Albert Schweitzer (1875-1965), le médecin, pasteur et théologien, nous donne une indication précieuse en demandant dabandonner «lancienne éthique aux limites étroitement humaines et de reconnaître la valeur dune éthique globale, élargie au-delà de lhumain» [5]. La problématique à laquelle nous confronte la crise écologique actuelle nest pas de renforcer la conviction chez lhomme quil est un être à part, centre de toutes choses, levier axiologique de toutes les décisions à prendre et de toutes les transformations à produire, mais de sortir de cet humanisme anthropocentrique pour aller vers un respect de la vie, sous toutes ses formes, des plus élémentaires aux plus complexes, en se laissant guider par un sentiment fraternel de cohabitation entre les différents manifestations de la vie par delà ou en deçà tout intérêt économique, social ou culturel. Pour une éthique globale de la vie, lécologie doit être intégrale : toute vie a la dignité suffisante pour être reconnue et admirée dans sa différence vitale, comme une branche précieuse de léventail qui forme lunité de la vie dans lexpression de sa diversité irréductible. Il ne sagit donc pas de faire de lanimal une arme contre lhomme, denclencher une nouvelle guerre entre les espèces par inversion de linversion initiale (à la place de lhomme centre de toutes choses mettre lanimal), mais de dépasser les anciens dualismes en rendant féconde spirituellement cette mise à lépreuve de lhumanité se heurtant tragiquement à ses illusions de toute-puissance. Par conséquent, ni lhomme contre lanimal, ni lanimal contre lhomme, ni non plus animaliser lhomme, par un réductionnisme déplacé, en le situant à égalité avec les différents sens vitaux que recoupe le mot «animal» (la tentation de légalitarisme biologique), mais, tout en reconnaissant à lhomme, cet animal extraordinairement complexe [6], lexemplarité unique de sa quête de sens, induire une nouvelle alliance avec la vie, une nouvelle arche de fraternité entre lhomme comme vivant spirituel et le vivant en général avec les conditions charnelles de sa croissance et de sa perpétuation ici-bas (leau, la terre, lair et le ciel). 

 

   Sous ce rapport, la crise écologique actuelle est bien écologique, mais au sens étymologique du mot : oikos, en grec veut dire la «demeure», la «maison». Sil sagit pour lui de sortir grandi de cette crise à travers la promotion dune fraternité universelle élargie à la vie sous toutes ses formes et dans toutes ses composantes, cest que la crise écologique est une crise de lhabitation cosmique de lhomme. Cest en réinventant un espace commun de cohabitation fraternelle aux racines plongeant jusquà lorigine de la vie et dans la perspective spirituelle dun horizon dattente à portée universelle que lhomme pourra sengager dans des formes incarnées de son existence historique qui remettent au cœur de sa vie la terre (Gaïa, la maison commune à toute vie flottant comme une oasis maternelle dans limmensité cosmique depuis quatre milliards dannées) et cet autre quest le vivant dans ses différences volubiles et dans ses formes les plus sauvages (du végétal à lanimal) [7].

 

   Une autre économie, une économie de la vie et non plus de la mort, est lautre versant de ce réveil spirituel que dessine comme chemin de délivrance léthique globale élargie au-delà de lhumain quAlbert Schweitzer a prônée dans les temps de détresse dune modernité avide de tout centrer sur lhomme. «Économie» est un mot qui a la même racine étymologique que le mot écologie : oikos, la maison, le foyer, le lieu de rassemblement, protecteur pour tous comme habitat commun à la toiture céleste. Par une libération intérieure des désirs productivistes et consuméristes initiés par le modèle de labondance de la société mondiale anthropocentrique des services, il sagit ici de sortir de la forme mercantile et hédoniste (le bonheur comme confort psycho-matériel) que prend aujourdhui de façon autoritaire notre rapport à lexistant. On doit le rappeler, quitte à apparaître dun autre monde ou dun autre temps. Bien plus, on doit le rappeler comme une vérité première qui éclaire lhomme jusque dans les profondeurs les plus secrètes de son être : tout nest pas à vendre (rapport à la gratuité de lair, de leau, de la terre, du vivant, de lautre homme), tout nest pas convertible en la relation vendeur/client, ni en support potentiel dinvestissements générateurs à linfini de profits [8].

 

   La démonétarisation du rapport à la vie est le point de départ dune libération de lhomme du critère du réel posé comme intangible en économie libre-échangiste : il ny a de réel que ce qui est calculable économiquement dans le sens de son inscription directe ou indirecte (la publicité et la gratuité ou labaissement des coûts daccès aux services en sont des exemples) dans un processus exponentiel de rentabilisation. Quand la croissance économique se renverse brutalement en décroissance de la vie, sinon en sa destruction pure et simple, il devient alors urgent de changer de cap. Quand laccumulation exponentielle monétaire du profit (n + 1 à linfini) se traduit par une défertilisation de la vie, une désertification tentaculaire par «artificialisation des sols» et utilisation anthropocentrée de tous les espaces de vie  terrestres, alors une mue spirituelle simpose qui porte sur les racines mêmes du mal, que «lhomme» est correspondu dans la modernité à la figure prométhéenne sur le modèle divin de la toute-puissance. Léthique globale et lécologie intégrale conduisent lhomme à prêter une attention renouvelée à ce qui ne peut apparaître en régime économique libre-échangiste (time is money) que comme perte de temps, gaspillage dénergie, vacuité inacceptable : le simple, le pauvre, le lointain, le non-monnayable. Eloge de la lenteur, de la patience, de la frugalité, de la retenue, de la rentrée en soi-même, dans la perspective dune ouverture de son esprit à la micrologie des événements quotidiens, humbles, modestes, sans mise en scène particulière, et pourtant, comme le poète Walt Whitman le souligne, dont le prosaïsme est porteur dune splendeur divine inconnue : «Je vous jure, dit-il, quil y a (sur terre, dans la nature sauvage) des choses divines plus belles que les mots ne sauraient dire». Se vider lesprit méditativement de tous les soucis engendrés par sa vie professionnelle et sociale en regardant simplement le ciel, se dépouiller des vêtements engoncés et asphyxiants de lhomme affairé et affairiste en se laissant interpeller par le reflet du ciel et de la nature environnante à la surface spéculaire des eaux, se décharger lesprit des modèles festifs techniquement réglés sur le «spectaculaire» et sur la fanatisation consumériste des foules en regardant avec un cœur en joie le vol gracieux et libre des oiseaux, la course de lanimal à lombre de la toiture forestière, le rayon de lumière traversant le feuillage dun arbre en y découpant une dentelle végétale féerique, voilà lessentiel, une sorte densauvagement régénérateur (de lesprit, du regard, de son positionnement existentiel, de sa relation à laltérité différentielle) qui permet de retrouver le sens de la contemplation, de la pause, du repos, du répit, du recueillement, de la concentration spirituelle, et, par là, de restaurer pour lhomme des havres de paix comme autant doasis spirituelles. Léthique globale élargie au-delà de lhumain est une éthique de létonnement face à la splendeur de la vie, de sa vie, de celle des autres, de celle de tous les vivants, des plus communs aux plus rares. Retrouver ce sens de létonnement devant la vie, souvrir au mystère de la vie (quil y ait quelque chose plutôt que rien et que «ce qui est» témoigne dune luxuriance vitale jusque dans les abysses océaniques et jusquaux hauteurs les plus élevées de la toiture terrestre ouvrant sur le dôme céleste), est la voie spirituelle dune sortie de la crise écologique actuelle. Car si cette crise est une crise spirituelle du vivant complexe et unique quest lhomme, cest quelle caractérise également une crise de son rapport au temps sans équivalent dans lhistoire, crise dun homme sans racines temporelles, qui, senorgueillissant de navoir rien reçu en y voyant le signe glorieux de sa liberté infinie et, partant, refusant de recevoir quoi que ce soit du passé, na plus rien à transmettre, se pensant et se vivant exclusivement à léchelle de son existence, sinon à léchelle de deux ou trois décennies, quand le calendrier électoral ne vient pas le situer dans linstantanéité dun présent historique sans épaisseur temporelle. Cet emballement temporel, vouloir tout accélérer tout en figeant tyranniquement chacun dans une amnésie permanente (disparition du passé et de lavenir, de lautrefois et du plus tard, des morts et des hommes à naître dans lavenir infiniment lointain), correspond à la plus grande violence historique que lhumanité ait eu à endurer, qui dévore de lintérieur la vie désaxée de lhomme au progressisme intempérant de la modernité conquérante et de la post-modernité décomplexée en lentraînant vers le risque de son anéantissement pur et simple.

 

   Il y a déjà longtemps, lOrient a su mettre en avant une exigence de non-violence vis-à-vis de la vie. Le terme sanscrit est Ahimsa [9]. Le modèle productiviste et consumériste de lhumanisme anthropocentrique est indissociable de lOccident qui a prétendu simposer au reste du monde comme lhorizon indépassable de lhumanité. A linverse de loccidentalisation du monde qui a abouti à cette crise écologique mondiale, globale et, donc, transfrontalière en son principe et en sa tragédie planétaire, il sagit dorientaliser lOccident, de faire retrouver à lOccident ses racines orientales. Là où tout est fait pour que le modèle économique du libre-échange simpose partout au nom de la mondialisation économique de lopen espace de la circulation apatride des capitaux en quête sans foi ni loi dinvestissements prospères, il sagit de prendre en compte lautre temps et lautre espace que lOrient a incarné dans son éveil spirituel à une forme de paix fraternelle entre toutes les formes de vie. Là où le processus de désymbolisation, anti-traditionaliste en son principe, dépasséisant, désacralisant, démythologisant, dépoétisant, sest développé sous le régime révolutionnaire de la rupture radicale avec tout passé et accéléré ou radicalisé à travers la figure dhomo oeconomicus à lombre de la bienveillance complice dhomo festivus dans les temps de détresse de la post-modernité triomphante [10], il sagit de redonner ses racines spirituelles à lhomme en le réconciliant avec lui-même : la paix fraternelle de léthique globale élargie au-delà de lhumain est sauvegarde de la vie ; la paix des cimetières, comme disait Kant, de lanthropocentrisme volontariste des modernes est la paix des guerres et de lexploitation économique illimitée des ressources humaines et naturelles qui se nourrit insatiablement du sang des hommes et du sacrifice de la vie. Quitter lexclusivité du modèle belliciste de lalimentation carnée à travers la reconnaissance collective de la grandeur spirituelle de lalimentation végétarienne entre ici en écho avec lexigence dun respect de la vie sous toutes ses formes et dans toutes les circonstances. Il y a aussi à retrouver le chemin emprunté par les civilisations orientales il y a déjà des millénaires qui ont fait du végétarisme le principe dun éveil spirituel de lhomme. On peut penser ici au jaïnisme apparu en Inde au Xe siècle avant Jésus-Christ [11], mais aussi au Dieu biblique, moyen oriental en sa provenance, qui donne aux premiers hommes, Adam et Eve, comme nourriture le végétal : «Je vous donne toutes les herbes portant semence, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture» [12].

 

   Mais il faut dire également et avec force que si la crise écologique actuelle est une crise spirituelle liée au modèle anthropocentrique et occidentalocentrique que la modernité a posé comme lhorizon indépassable de lhumanité mondiale, elle ne peut trouver comme remède que des nourritures spirituelles, qui accordent à nouveau une place essentielle à la dimension poétique de lhabitation terrestre de lhomme. La parole poétique est pain de vie [13]. Absente cruellement de nos vies encombrées aujourdhui en permanence par la parole assourdissante des messages publicitaires et des slogans politiques, cest elle, pourtant, qui fait resplendir la présence du monde et celle du vivant. Il lui revient de faire résonner le lien sacré et mystérieux qui rattache lhomme à lunivers et lui permet de se sentir regarder par les choses, jusquà ces étoiles qui luisent dans le ciel nocturne et qui sont comme autant dyeux qui regardent lhomme, lappellent, le mettent dans un état contemplatif de réjouissance intérieure. Face au «silence éternel de ces espaces infinies qui meffraie» de lhomme pascalien des temps modernes traversé par la détresse de la déréliction (labandon du divin), il y a ce silence éloquent, ce silence de vie, dune nature qui devient complice de lhomme et lui ouvre un espace dhabitation à la dimension de limmensité cosmique. Car, en contrepoint de la rationalisation des modes de vie dans la modernité qui sest opérée dans le sens dun hyper-fonctionnalisme (tout doit justifier son existence à partir dun principe dutilité et de calculabilité économique érigé en loi commune inflexible), il est bien vrai quil y a la beauté du vivant, la beauté sauvage dune nature libre, se livrant dans la gratuité de sa présence sans artifices. Le réveil spirituel de lhomme ne peut être quun éveil à la beauté du monde qui lui confère ce sens du respect de la vie : ne pas briser, ne pas souiller, ne pas détruire, ne pas exploiter, mais se tenir dans une distance respectueuse pour accueillir lévénement quasi miraculeux de la beauté qui se tient au cœur de la réalité la plus banale, la plus prosaïque. Et, loin de tout retour à la nature au sens dun rejet sans appel de la prière poétique pour se mettre à vivre comme un vivant parmi dautres, lart, dans sa dimension poétique, mais aussi prophétique, excédant toute réduction à un usage culturel, doit être considéré comme indissociable de léveil spirituel de léthique globale de la vie et de lécologie intégrale [14].

 

  Récapitulons les remèdes : respect de la vie sous toutes ses formes, démercantilisation du rapport à la vie, orientalisation des modes de vie à travers la promotion de la non-violence dans la perspective dune paix fraternelle avec le vivant, poétisation de la vie comme éveil à la beauté du monde.

 

 3. Les obstacles à la sortie de la crise écologique actuelle.

 

    Pour aller vite, je dirai que les obstacles sont de deux sortes, dabord A) en liaison avec lobjection quadresse homo oeconomicus au principe dune transformation spirituelle de lhomme, ensuite B) avec la nature  des initiatives qui prétendent agir dans le sens de la défense de la vie et dune sortie de la crise écologique.

          A) Depuis la Fable des abeilles de léconomiste Mandeville du début du XVIIIe siècle, le   libéralisme laffirme sans complexe : on ne fait pas une économie florissante avec de bons sentiments. Pire, avec la vertu, on aboutit à la misère et, donc, au malheur des hommes. Légoïsme de la logique concurrentielle du marché est le signe de la tonicité de léconomie. On brandit ici, en rejetant du côté dune utopie délétère tout éveil spirituel, lépouvantail économique de la pénurie : ne pas encourager les hommes à investir dans des projets économiques qui doivent se justifier à leurs yeux par la seule et unique recherche du plus grand profit, cest les conduire à un appauvrissement, jusquà la misère complète. Lalternative se confond avec la nouvelle situation de lhomme dans la modernité : ou vous faites vôtre linjonction libérale, enrichissez-vous !, et vous assurez par delà vos attentes égoïstes de bien-être la prospérité de la collectivité ; ou vous vous exposez au pire, au dénuement matériel, et vous entraînez la collectivité dans son ensemble dans un état de pauvreté source des plus grands malheurs (la faim, les maladies, la misère, la stagnation) ! Lintérêt bien compris veut quon ne mise pas trop sur lhomme et quon utilise plutôt ses appétits de prestige et de richesse pour le faire mordre à lhameçon de sa vanité et le conduire à travailler à son insu au bien de tous [15].

 

   Bien sûr, pour répondre à cette vision désenchantée du libéralisme, on dira quil y a une différence profonde entre linnocence supposée dun acteur économique entrant dans le jeu de la concurrence sans autre légitimation que son intérêt personnel et lesprit désabusé qui, connaissant le cœur impur des hommes, fait bon ménage avec limmoralité, à limage de la signature par Faust dun pacte avec le diable. Le pari est plus que risqué, car, entre le constat dun cœur humain impur et lencouragement à agir égoïstement en construisant institutionnellement les conditions dune concurrence permanente entre les acteurs économiques, la frontière est plus que ténue. On légitime et, partant, stimule légoïsme de chacun en se disant, le sourire en coin, que finalement lharmonie adviendra au niveau du tout, par cette main invisible quévoque Adam Smith, mais on se garde bien alors dévaluer le bien-fondé de cet intérêt collectif que lon ramène à une croissance économique en dehors de toute appréciation de la nature morale ou non des activités concernées. A supposer même que le bien-être matériel se répande à lensemble des membres dune collectivité, on voit mal comment laugmentation du niveau de richesse matérielle pour chacun et pour tous puisse être qualifiée de moral, étant entendu quil sagit ici de lavoir et non de lêtre de la personne. Largent na jamais fait la moralité dune personne (donc pas plus dune collectivité), sauf à considérer que les pauvres sont méchants et que les peuples plongés dans la misère le sont tout autant. Socrate parlait de la cité dAthènes de son siècle, précisément la plus prospère du bassin méditerranéen, la plus riche, la plus puissante militairement, comme une «cité enflée de pus». Pourtant, la mondialisation économique opérée avec une violence sans égale à la suite de leffondrement des pays communistes et de la sortie de la guerre froide repose sur cette même conviction : organisons la concurrence et le bien collectif, sinon de lhumanité planétaire tout entière, sera engendré automatiquement à partir de la somme des intérêts privés. Or non seulement le bien moral nest pas assimilable à la prospérité économique, mais, dans leurs aspiration morales, les hommes attendent autre chose dans la vie que de se lancer dans une quête denrichissement sur le modèle du self made man ou de disposer dun «pouvoir dachat» pour entrer dans le cercle vicieux du consumérisme, où homo laborans travaille pour consommer, condamné économiquement à être fourmi et cigale à la fois, producteur zélé et consommateur intempérant. Cest pourtant le modèle dhomo festivus des sociétés postmodernes, cest-à-dire post-révolutionnaires, qui est indissociable de la formation dune classe moyenne avidement tournée vers les biens de consommation que tient à sa disposition une société des services [16].

 

  Mais il y a surtout à considérer que cest précisément ce modèle économique du marché mondial de linvestissement tous azimuts et du consumérisme élargie à la société mondiale des services qui a concouru dune manière décisive à la crise écologique actuelle et à létat daffolement dun homme qui se vit en danger en permanence par la réalité toujours plus insupportable des pollutions et des maladies qui sensuivent. Loptimisme du volontarisme économique et le goût de la fête du consumérisme ont tendance à battre de laile dans un contexte aussi alarmiste (réchauffement climatique, alertes pollution à répétition, maladies en augmentation, stress dévorateur, hypermédicalisation des modes de vie, etc.). Le «réalisme» de léconomie libre-échangiste, son «sérieux» à se teinter de considérations scientifiques dans lorganisation dune croissance promise à tous fondent comme neige au soleil sous leffet de son irréalisme et de son irresponsabilité de départ révélés, comme un memento mori, à travers la gravité de la crise écologique actuelle. Autrement dit, le fiasco de son bilan écologique a vite fait décarter les objections quil adresse à toute réforme spirituelle de lhomme, sauf en sacharnant à croire que tout peut continuer comme avant, malgré lodeur de la mort qui se répand partout [17].

 

  1. B) Lautre obstacle est plus retors, beaucoup moins facile à lever, puisquil procède en apparence dune prise en compte de limminence de la catastrophe écologique et dune intention délibérée de mettre en place des mesures efficaces pour y apporter un remède fort et définitif. On cherche par tous les moyens à «sauver la planète» ou à «sauver la vie», mais dune façon telle quon reste prisonnier des caractéristiques techniques et volontaristes du mouvement de sécularisation impulsée à laube de la modernité par le rejet de toute dimension transcendante au plan de vie terrestre.

 

   Comment faire pour maintenir les modes de vie consuméristes tournés vers lexigence de confort et de sécurité tout en introduisant des considérations écologiques de protection de la vie ? Tout simplement, en rappelant à lhomme quil est précisément et avant tout un consommateur qui est en droit dexiger la protection de sa santé personnelle et de son environnement de vie contre toute forme de nuisance. Chacun «ayant peur pour sa santé et la santé de ses enfants», la population devient une immense association de consommateurs qui dénoncent les conditions sanitaires déplorables auxquelles conduisent lempoisonnement de lair, de la terre, du ciel, et lalimentation viciée par un productivisme plus sensible à largument comptable quà largument sanitaire. On ne modifie pas le paradigme de départ (le volontarisme utilitariste anthropocentrique des modernes), voire on cautionne en toute insouciance sa mise en forme technico-économique en faisant à nouveau de largent le critère des décisions à prendre et lon parle alors -en recourant à son tour à la langue du supposé ennemi de la nature- déconomie verte, demplois verts, de tourisme vert, de croissance verte, de consommation verte. Tout est verdi, mais tout alors reste en létat, conservant le modèle productiviste et consumériste, avec comme supplément lidée, finalement toute égoïste, que lindividu assure par là sa santé physique et, donc, lallongement de son espérance de vie. Vivons vieux, donc le plus longtemps possible et dans le meilleur état de santé possible, en mangeant vert, donc bio, en shabillant vert, donc bio, en roulant vert, donc bio, on se distrayant vert, donc bio, on voyageant vert, donc bio. Le rapport de lhomme à son environnement reste le même, puisquil est commandé de lintérieur par le même désir de sécurité et de confort, face à une vie, si peu interrogée en son principe, quon continue à la concevoir sous langle technique de sa conservation et de son allongement [18]. Y a-t-il quelque chose au-dessus de lattachement à la conservation vitale qui relativise lexigence de confort et de sécurité ?  Hors de question de rentrer dans des considérations de cette sorte, si dépaysantes ou si troublantes par rapport à la manière de borner son existence dhomme au seul et unique horizon de vie terrestre ! 

 

  Autre forme de maintien du modèle volontariste au départ de la crise écologique qui fait obstacle à la possibilité dune transformation spirituelle de lhomme dans ses modes de vie : on fait de lécologie un chapitre dun programme politique ou dune mission parmi dautres pour les représentants du peuple. Lapproche reste analytique et sinscrit dans une logique réformiste du progrès graduel par la mise en place de mesures sectoriels (par exemple concernant les transports, la fiscalité, le tri ménager, la production dénergie, le gâchis énergétique, les aides, à lagriculture bio, à lisolation thermique, à lachat dun véhicule propre ; ou concernant les sanctions à visée répressive et dissuasive sur le principe du pollueur/payeur). Tout est pensée en fonction de logiques techniques, donc économiques ou juridiques. On maintient par là le modèle volontariste dun homme capable de façon prométhéenne de reprendre en main son destin historique en se transformant en un technicien qui, par son niveau dexpertise, règle la machine sociale pour son fonctionnement optimal. Lécologie relève ici dune ingénierie sociale : elle se dissocie de toute exigence spirituelle et laisse lhomme dans la conviction quil est capable par son initiative dagir positivement sur le cours de lhistoire en multipliant les mesures techniques à des fins réparatrices pour lenvironnement. Non seulement la conséquence est celle dun hyper-réglementarisme, à échelle nationale ou internationale (exemple avec lEurope bureaucratique), qui continue de compartimenter et, donc, de fragmenter la vie des hommes sous leffet dune juridicisation permanente des modes de vie, mais également celle dun évidement accentué du spirituel de lespace de vie commun qui coupe court à lavance à la possibilité de se vivre dans la perspective dune écologique intégrale [19].

 

   Cest ainsi également que la logique militante du combat se perpétue à lombre dune bonne conscience écologique : on recherche lefficacité, mais lefficacité que le modèle dominant promeut au titre de la valeur suprême en déclarant la guerre contre lennemi, le pollueur. Barrage contre tout accès à une écologie intégrale qui restitue lhomme à son humanité de personne dans la perspective de léthique globale de la vie, la haine devient ici le mode relationnel à lautre. La réconciliation de lhomme avec la nature prend alors curieusement la forme dune haine militante à légard de celui qui est dénoncé comme un criminel par définition. Cest la logique du coup de poing qui, dans le contexte de lhypermédiatisation des événements sociaux, accentue la nuisance environnementale en jetant en permanence de lhuile sur le feu par la multiplication des accusations. Il y a lennemi, fiché de manière quasi policière, et un avis de recherche est lancé pour larrêter. Au moment où lon prétend sauver la planète, on produit dans lespace public un incendie permanent, proche de la guerre civile. Cest par exemple le risque auquel sexpose lantispécisme qui au nom de la dénonciation de la maltraitance subie par les animaux délevage et du principe dune stricte égalité entre tous les vivants fait de son combat contre la mise à mort du vivant un combat de mise à mort de lennemi spéciste. On répond au mal par le mal, à la violence par la violence, à linjure par linjure, à la haine par la haine. Que dire quand, sur le principe de lintersectionnalité, les mouvements militants récents veulent établir une convergence des combats politiques contre le spécisme, le sexisme et le racisme ? Si vous êtes accusé de spécisme, vous êtes alors tout à la fois et prêt à passer pour lincarnation du diable ici-bas. Sagissant de se hisser à léchelle de la grande histoire et de ressaisir les racines du mal à travers lanthropocentrisme volontariste des modernes qui a débouché sur la haine de la vie, lécologie intégrale, de son côté, part du principe quil sagit avant tout de transformer spirituellement lhomme et quune telle transformation, sauf à dresser partout des tribunaux populaires et à faire de lurgence des résultats la justification du pire, ne peut jamais se faire par intimidation, menace ou sanction, mais réclame un acte dadhésion libre de la part de celui qui sest laissé ensorceler par les sirènes de lanthropocentrisme en étant pour lui un conseiller bienveillant, patient, comprenant que nous sommes tous liés, nous autres hommes, à un destin commun qui repose sur lexigence dune fraternité universelle. Face à la crise écologique actuelle, pas de guérison donc qui procéderait de lélimination pure et simple des supposés fautifs.

 

   Plus douce en apparence par sa visée expresse de conservation, une dernière attitude peut sembler courageuse et, finalement, légitimement à même de remporter le suffrage de tous. A la suite de la Seconde Guerre mondiale, la conscience est apparue que, par les nouveaux moyens militaires de destruction mis au point, les guerres étaient devenues, bien sûr, terriblement meurtrières, mais quelles venaient également directement mettre en ruine lhabitat urbain et naturel de lhomme, compromettant à lavance la possibilité de la conservation et de la transmission de lhistoire commune patrimoniale dun peuple ou dune nation [20]. En ce sens, la préservation de la culture peut venir sassocier au combat écologique de préservation de la nature. Cest précisément ce que lUnesco sest donnée comme mission en assurant la protection du patrimoine culturelle matériel et immatériel et du patrimoine naturel. Mais cette forme de patrimonialisation a certes pour avantage de sanctuariser des espaces naturels, des monuments ou des traditions et, par conséquent, détablir une réconciliation avec le passé qui nest plus vu comme un frein à la marche de lhumanité vers un avenir glorieux, mais a ce fâcheux défaut de laisser intacte la logique dinvestissement du libre-échangisme sans frontières qui peut fonctionner partout ailleurs de façon illimitée. Jean Dorst (1924-2001), lancien directeur du museum national dhistoire naturelle à Paris, avait dès 1965 relevé leffet pervers de ces formes de sanctuarisation (notamment à propos des «parcs naturels nationaux», dont le principe a été repris par lUnesco en même temps quil a été étendu à la consécration de chefs-dœuvre universels des grandes civilisations passées) : on a cru qu«il suffisait de mettre des territoires aussi vastes que possible à labri de toute dégradation de la part de lhomme et de les considérer comme des «sanctuaires», mais le reste de la planète pouvait alors être abandonné à une exploitation sans frein et sans limite». Non seulement on est ici dans une conception élitiste de la protection du vivant et du culturel, mais on en fait le principe dactivation en toute impunité dune touristisation du monde. La protection du naturel et du culturel est alors exposition sans limites à la horde des touristes qui se voient indiqués à lavance les destinations de choix, les lieux attractifs, où, avec un contentement souverain, ils puissent immortaliser leur présence devant «des monuments dexception» ou «un cadre naturel à la beauté unique». Rien de surprenant si le tourisme est désormais un domaine clef du développement économique à travers la constitution dun espace mondial entièrement programmé en fonction de la logique clientéliste. Principe de rentabilisation oblige pour un homme qui veut tout avoir en sa maîtrise et en sa possession, on sémerveille touristiquement devant lexceptionnel, reconnu et posé comme tel, au nom du «patrimoine universelle de lhumanité», avec laménagement des infrastructures routières, aériennes, navales pour transporter des centaines de millions de touristes aux quatre coins du monde et faire vivre ainsi «léconomie locale», à la plus grande joie des bénéficiaires de la manne financière, estimée, avec une triste ironie, comme le «poumon économique» dune région ou dun pays [21]. Par cette logique élitiste de lexceptionnel, marquée dans la lettre des principes de lUnesco [22], le banal est condamné à lavance à être source dennui ou de désintérêt. Le quelconque, là où réside pourtant poétiquement des merveilles, disparaît au profit de hauts lieux touristiques constitués, comme de grands spectacles, pour recevoir le plus grand nombre de visiteurs. Décidément, on est bien loin de léthique globale de la vie qui reconnaît à tout vivant, animal et végétal, une dignité unique et dont la beauté est le signe spirituel par excellence !

 

   Bref, on saperçoit quon répond à chaque fois au péril écologique par des mesures qui reposent sur le même modèle que celui qui en a été la cause directe : cest pour se protéger de la perte de puissance (pollutions, maladies, dégradation de lenvironnement) quon met en place des dispositifs visant à redonner de la puissance à lhomme et à lui permettre de bénéficier à nouveau de la sécurité et du confort qui définissent les valeurs incontournables de tout progrès social et économique. Tragédie des faux remèdes dun homme encore et toujours prisonnier du modèle anthropocentrique du volontarisme des modernes : on répond à la crise écologique en reproduisant le mal initial. Autrement dit, en le reconduisant au moment même où lon prétend y apporter un remède efficace. Or répondre au mal par le mal, cest redoubler le mal initial, lui donner une emprise accrue, et, ainsi, tomber dans une illusion de remède qui a pour effet catastrophique daggraver le mal dont on souffre à son insu et qui expose dautant plus à la mort tant redoutée quon cherche en fait à la rejeter avec frénésie et anxiété à travers son désir dimmortalisation terrestre.

 

    Cest bien ce qui place les temps de détresse écologique actuels sous le signe funeste dune malédiction à léchelle de la grande histoire : lhomme se protège en sexposant encore davantage, recourant à un remède qui est poison à la fois [23]. Cest pourtant ce quon avait vu au départ de la promotion du modèle prométhéen de toute-puissance dans la modernité : la protection de la vie devient exposition à la mort. Je dirai pour terminer quil y a aussi une expérience tragique à associer à la crise écologique actuelle : le tragique de la postmodernité est indissociable de lépreuve que lhomme fait de sa propre impuissance à se protéger de lui-même. En voulant se mettre au service de sa prospérité, il devient pour lui-même son pire ennemi. La tâche qui incombe à lhumanité planétaire face à la crise écologique actuelle est donc bien tragique et non pas technique. Jean Dorst lavait entièrement compris : «On pourrait dire que le problème le plus urgent que pose de nos jours la conservation de la nature est la protection de notre espèce contre elle-même : lHomo sapiens a besoin dêtre protégé contre lHomo faber». Comme il le précise, «il sagit maintenant de sauver lhomme contre lui-même». En prendre conscience, cest dores et déjà sengager dans la voie dune conversion spirituelle. 

 

   4. Les signes despérance.

 

  Des signes despérance ne peuvent exprimer aussi que cette mue spirituelle à venir de lhomme. Contre un certain pessimisme quentraîne la volonté dagir avec efficacité, avec des résultats visibles immédiatement, je dirai quils sont nombreux, en fait aussi nombreux que le sont les signes de détresse. En prenant le contre-pied de la logique dichotomique ordinaire, le poète allemand Hölderlin, dans son poème Patmos, indiquait que péril et salut ne sexcluent pas, mais quau contraire «là où il y a péril croît aussi ce qui sauve» [24]. On la vu depuis le début de ces interventions : la question nest pas de savoir si lhomme doit changer pour éviter de disparaître en même temps que toutes les formes de vie à la surface de la terre, mais si la crise écologique, quil subit de plein fouet, lui fait apparaître, finalement de façon inattendue, labsurdité, sinon la malignité des modes de vie qui ont été valorisés jusquà maintenant comme une promesse de bonheur pour lhumanité tout entière. Question, en fait, dautant plus incontournable pour lui que cest au nom de la protection contre la souffrance de la pénurie, en un mot contre la négativité de la mort, que ce modèle de toute-puissance a été mis en place. Or, si lhomme prend conscience de linanité de son désir initial dimmortalisation terrestre, comment alors ne peut-il pas être amené à vivre de façon transformée son rapport à la mort ? Lillusion dun monde construit de part en part sous limpulsion dun sujet tout-puissant, armé dune liberté inflexible et dune conscience souveraine, apparaît mieux comme telle et, du même coup, saccompagne dun dégrisement salutaire qui ouvre la voie dun réveil spirituel. Autrement dit, plus la détresse se fait entendre, plus lurgence écologique simpose, plus les signaux dalerte sallument tous au rouge, plus lhomme rencontre les conditions dun sursaut spirituel en étant dans lobligation de sinterroger sur la provenance du mal qui le dévore et lexpose, avec le reste des vivants, au risque dune destruction finale. Ce nest quen traversant avec intransigeance le malheur de la détresse écologique actuelle que peut poindre à lhorizon de lhistoire les signes dun renouveau spirituel. Lépreuve est salutaire, même si elle maintient en elle le risque bien réel dune aggravation de la situation de départ.

 

   Premier signe despérance : lapparition dune autre jeunesse, moins fascinée par le modèle consumériste, moins attirés par la possession des biens matériels, plus soucieuse de lêtre que de lavoir, plus en quête de sens et moins tributaires des modèles de réussite exhibés à longueur de temps dans les images à la féerie de pacotille de la publicité.  Ce nest pas pour rien si son comportement à légard du religieux est moins répulsif et que le questionnement spirituel sur le sens de lexistence humaine linterpelle dune manière plus pressante. Souvrir à une éthique de la vie élargie au-delà de lhumain lui semble moins une chose absurde, un crime de lèse-humanité difficilement acceptable. La petite Greta Thunberg du haut de ses seize ans en est un exemple particulièrement parlant, elle qui nous rappelle que la peur de la mort que suscite la crise écologique actuelle peut faire naître une prise de conscience concernant la fragilité de la vie en ramenant lhomme à une forme dhumilité bienveillante. Pour la jeunesse daujourdhui, en tout cas chez un nombre toujours plus important de jeunes, foncer tête baissée vers un avenir détaché de tout passé a de moins en moins dattrait : lincertitude grandissante quengendre labsence de cap à léchelle de la grande histoire, la réduction violente de son existence au carpe diem économique que commande le temps instantané de linvestissement et de la consommation, le délitement accéléré des liens de fidélité entre les personnes et entre les personnes et les choses au profit, dune part, de linconstance comme expression de sa liberté (durée de vie extrêmement brève des couples, familles recomposées, modification permanente de ses habitudes de vie, instabilité identitaire) et, dautre part, dune remplaçabilité permanente des objets technologiques (le neuf contre lancien), tout cela conduit à un dépassement du clivage mortel entre tradition et modernité, entre conservatisme et progressisme, entre passé et avenir.   

 

  Deuxième signe despérance : alors que la société de consommation repose sur une amnésie permanente, détruire le passé, jusquà cette vie que chacun a reçu en héritage, devient de moins en moins supportable pour un homme qui se laisse gagner par une mélancolie devant le spectacle désespérant de la disparition des traces de tout héritage. Venir à la rencontre du passé pour lui donner hospitalité dans son existence présente et grandir spirituellement à son contact est une attitude qui anime de plus en plus de personnes. Tandis que la modernité a accouché dun homme orphelin, sans héritage et revendiquant avec énergie cette liquidation de tout legs au nom de sa liberté critique et que la post-modernité a érigé la jouissance narcissique comme modèle de vie festive, une demande dhéritage, de racines, se fait entendre aujourdhui avec insistance, non pas à travers une érudition ou des divertissements culturels dans le cadre dactivités muséales, mais comme un mode vie communautaire, comme une tradition vivante. Il est particulièrement significatif à cet égard de noter limportance de la détresse dhommes et de femmes de tous les pays du monde et de tous les profils culturels devant le spectacle tragique de la destruction des témoignages hiératiques que le passé avait laissés. Dans son acharnement à procéder selon la logique moderniste de la table rase à travers sa dénonciation haineuse de lidolâtrie, lintégrisme religieux musulman a fait ressortir sur le plan des vestiges du passé le nihilisme des temps de détresse actuels : la destruction des grands Bouddha de Bâmiyân en Afghanistan par les talibans, le pillage par lEtat islamique du musée darchéologie de Bagdad en Irak et la destruction en partie du site archéologique de Palmyre en Syrie, dont le temple de Baalshamin, sont à chaque fois loccasion dune douleur pour le monde entier qui entre en écho avec la tragédie dune nature en voie dagonie. A cet égard, lincendie accidentel qui a ravagé la toiture du XIIIe siècle de la cathédrale Notre-Dame et a failli lendommager définitivement dans ses éléments architecturaux a suscité un émoi chez des personnes qui ne se définissaient par aucune appartenance à la religion catholique. Cet émoi est spirituel et exprime laffolement intérieur qui saisit lhomme devant la perte des origines dans un monde se disloquant de partout. Cest ce sentiment partagé de la perte qui confère une dimension despérance aux tragédies les plus récentes.                                                                           

  Troisième signe despérance : la science ne se présente plus avec larrogance de détenir des vérités qui la placent dans une position de toute-puissance. Elle a fait son mea culpa en passant de lidéologie moderniste dun progrès indéfini à lexploration des temps de détresse écologique actuels. Cest elle qui dit que lhomme court à sa perte sil ne change pas de mode de vie. Cest elle qui fait son propre procès en fustigeant ce quil y a encore peu était présenté comme une avancée remarquable. Elle nest plus cette science à la Jules Verne qui multiplie les prodiges en convainquant lhomme quil peut simmortaliser ici-bas. Ou si elle lest encore par moments, cest en sapercevant bien vite quelle ouvre la boîte de Pandore et quil lui faut aussi faire preuve de beaucoup plus de retenue. Rabelais disait à la Renaissance face à un scientisme encore balbutiant, «science sans conscience nest que ruine de lâme». Cette «ruine de lâme» est au départ de la ruine du monde et dune nature meurtrie de partout par larrogance dun homme orchestrant sans état dâme le projet de dominer et de posséder toutes choses. La science daujourdhui cherche à retrouver cette conscience et à se porter au secours de lhomme en lui avouant ses fautes passées. Repentir donc de la science qui naccepte plus de se mettre aussi facilement au service de la grande industrie et des intérêts économiques des grandes firmes internationales. Humilité également de la science qui ne prétend plus pouvoir tout décider pour lhomme, mais se limite elle-même dans sa portée historique pour laisser se former un espace de questionnement spirituel.

 

   A titre de manifeste pour un renouveau spirituel, jaimerais à cet égard conclure en indiquant les contours dune démocratie régénérée de lintérieur par la crise écologique actuelle.

 

  Dabord, à travers la notion de fraternité quil sagit douvrir à une universalité post-humaniste. Frère de toute vie lest le démocrate qui ne nourrit pas ses sillons dans lhistoire du sang impur des ennemis, mais qui célèbre la vie sous toutes ses formes, en un hymne à la paix qui est un hymne damour à la vie. Joyeux de recevoir, il est joyeux de transmettre cette joie aux autres, en une filiation qui va de la vie en ses formes les plus élémentaires jusquà la vie à venir dans les siècles et des siècles [25]. Doù venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Restent les questions trinitaires par excellence que pose la démocratie comme notre bien commun, cest-à-dire notre horizon de vie historique, à la manière dun arbre de vie dont les racines plongent dans les profondeurs insondables du passé et dont les branches sélancent dans le ciel pour battre comme des ailes despérance.

 

  Ensuite, en notant le rapport étroit entre le démocratique (la pauvreté, la simplicité, la frugalité) et la gratuité de létonnement. Rapport étroit aussi entre la démocratie et lexpérience de lémerveillement devant la beauté gratuite et démonétarisée, sinon non-monnayable, du ciel, de la mer, des forêts, du vivant. Ce bonheur sans prix, sans prix parce que sauvage au sens de pré-économique, pré-social, pré-culturel (il ne sachète pas), mais aussi parce donnant à la vie une plénitude inaccoutumée (un bonheur suprême, détaché aussi de tout avoir et portant sur lêtre même de la personne).

 

  Enfin,  en montrant que le rapport de lhomme au réel historique est avant tout, avant aussi toutes les constructions idéologiques, poétique. La démocratie, par son souci de liberté, dégalité et de fraternité, nest-elle pas la mieux placée pour permettre à lhomme de retrouver le sens poétique du rapport de lhomme au monde, à la nature, à la vie ? Pas seulement parce que des poètes en ont été les meilleurs promoteurs (Lamartine, Victor Hugo, André Malraux), mais parce quil lui revient davoir ouvert un espace de parole à travers lequel il devient possible pour lhomme, pour tout homme, indépendamment de son statut social, économique, sexuel, culturel, de sinterroger sur le sens de sa vie. Lami de la sagesse, le philosophe, comment ne serait-il pas, à la manière de Socrate, celui qui sait de la façon la plus intime que la cité humaine a besoin dêtre gardée contre ses propres excès ? La mort menace. Socrate dit que la mort est avant tout celle du mal, la plus rapide et la plus décisive. Or la vie de lesprit qui la animé dans sa quête de sens (connais-toi toi-même !) la amené à considérer, en consonance avec toutes les grandes spiritualité de paix et damour [26], quil ne faut pas répondre au mal par le mal, à la mort par la mort, mais au mal par le bien, à la mort par la vie, à linjustice par la justice, à la guerre par la paix. Il nétait pas si loin de léthique globale de Schweitzer et aurait très certainement souscrit à une écologie intégrale, qui intègre la personne humaine en son entier en louvrant à un respect de la vie sous toutes ses formes. 

 

[1]  Par paradigme civilisationnel, j’entends ici un ensemble de valeurs à léchelle de la grande  histoire informant les conduites de chacun et de tous en formant des désirs collectifs de réussite à partir dun partage dogmatique et coercitif entre le bonheur et le malheur, le bien et le mal, le juste et linjuste.

[2]  Le travail d’interprétation, herméneutique, est généalogique en son principe : il remonte aux racines, à la source, des manifestations multiples sur le plan de l’observation historique qui en expriment sous une forme voilée la signification première. Si une approche scientifique ne peut pas convenir pour cerner la portée de la crise écologique actuelle, c’est qu’elle ne peut qu’établir des constats validés par voie d’observation expérimentale et de calcul : elle dit ce qui est en tant qu’accessible à l’observation et objectivable par modélisation et quantification mathématiques. Elle ne peut pas en cela avoir accès à la manière dont l’homme crédite telle ou telle orientation historique sous la forme de conceptions morales, mythologiques et esthétiques, d’idéaux, de valeurs, d’aspirations diverses qui expriment une expérience de la vie et de la mort, de la joie et de la tristesse, de la peur et de l’enthousiasme, du bonheur et du malheur, du bien et du mal, etc. S’il y a une crise écologique, c’est parce que l’homme est impliqué directement et intimement dans la question que lui adresse la situation actuelle de détresse écologique. Il y voit son humanité mise à l’épreuve et, donc, cerne au plus près le lien symbolique qu’il entretient avec un environnement de vie qui se développe à l’échelle de l’immensité cosmique et qui forme pour lui un horizon d’attente global.

[3]  Le Discours date de 1637. Dès le début du XVII e siècle est entièrement thématisé le nouveau modèle de civilisation qui repose sur le principe révolutionnaire de la table rase et fait de la maîtrise et de la possession  (de la sécurisation optimale par réduction de toute réalité naturelle à l’avoir, jusqu’au corps de l’homme lui-même) l’ «idéal» à poursuivre. Descartes dit «comme» : le siècle suivant radicalisera encore l’option de départ en éliminant le comme et en posant l’injonction de la maîtrise et de la possession effectives de la nature (le scientisme élaboré à partir du technicisme de la maîtrise planificatrice). Mais, en fait, tout est d’ores et déjà en place, car l’utilitarisme du technicisme est la condition première de légitimation de la nouvelle orientation volontariste : «Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, (puisque) on se pourrait exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse». Jouissance sans peine des fruits de la terre, conservation de la santé, éloignement de la vieillesse et, donc, protection a maxima contre la mort, on mesure sans peine le décalage vertigineux entre l’attente euphorique d’un monde expurgé des maladies, des souffrances physiques et psychiques, des tourments de la vieillesse et, donc, de la peur de la mort, et la réalité historique d’une précarisation de la vie sous toutes ses formes avec les fruits gâtés de la terre (pollution, industrialisation de l’agriculture et de l’élevage, déforestation massive), l’anxiété grandissante face à l’invisibilisation des maux à l’ère de la chimie des produits de synthèse, de l’énergie atomique et de la manipulation génétique (perturbateurs endocriniens, engrais chimiques, hormones de croissance). 

[4]  L’individu ne doit pas attendre des mesures collectives (politiques, juridiques ou sociales) pour s’ouvrir à un chemin de conversion susceptible de transformer en profondeur et durablement son rapport à la vie. C’est en soi, au plus intime de soi-même, par une transformation intérieure, que se découvre pour chacun la clef d’un  renouvellement complet de son existence. Mais cet éveil spirituel n’a rien à voir avec la promotion d’un individualisme (le monde par lui-même m’importe peu, il m’importe seulement de savoir ce que, moi, je vais devenir). Car il entre en résonance avec la dimension historique et civilisationnelle de la crise écologique mondiale, non seulement en favorisant pour les autres l’essor d’une conscience renouvelée de la vie, mais en répondant également à l’avance à une aspiration en l’homme, en tout homme, qui rend possible l’installation d’un nouveau cadre de vie communautaire soucieux de mettre la vie de façon incarnée institutionnellement au cœur des préoccupations de chacun. Il y a une dialectique du singulier et de l’universel qu’il s’agit de dégager avec force et qui, contre toutes les formes de dualisme sectaires, inscrit à l’avance le local dans le global et le global dans le local, l’individuel dans le collectif et le collectif dans l’individuel, le national dans le mondial et le mondial dans le national. C’est cette dialectique qui fait vivre le dynamisme spirituel d’un peuple et qui, par rapport à tout enracinement terrestre rigide, l’inscrit dans la dimension toujours excédentaire de l’immensité cosmique et de la pluralité humaine irréductible.

[5]  Prix nobel de la paix en 1952, ce promoteur infatigable de fraternité avec le vivant dans son ensemble qu’a été Albert Schweitzer en fait une des grandes figures spirituelles du XXe siècle : parti en 1913 à Lambaréné sur les bords du fleuve Ogooué au Gabon pour ouvrir un dispensaire à l’attention des populations locales, il se tient aux côtés de ces autres messagers de vie et d’espérance qu’ont été, parmi les plus connus auprès du grand public, Sœur Emmanuelle en Egypte, le révérend Martin Luther King aux Etats-Unis ou l’Abbé Pierre en France.

[6]  La biologie ne cesse d’insister sur les deux caractéristiques de la vie dans l’histoire de sa manifestation étalée sur quatre milliards d’années : complexité et diversité. Tout se passe comme s’il y avait un élan de complexification et de diversification à l’œuvre dans la vie qui prend le contre-pied du principe d’entropie de la thermodynamique : plus on avance, en passant de la bactérie (monocellulaire) aux organismes (pluricellulaires), plus les différences s’accroissent et plus le vivant accède à une complexification accrue des relations qu’il entretient avec sa réalité propre et avec son milieu de vie. L’homme, ce vivant qui achève, en l’état des connaissances scientifiques, l’élan complexificateur et diversificateur de la vie en le réfléchissant au niveau de sa conscience et qui amène Pascal, fort justement, à le définir comme un «roseau pensant», est le vivant le plus complexe qui, comme Bergson, de son côté, l’a précisé avec force dans son ouvrage sur L’évolution créatrice, poursuit et radicalise ce mouvement de complexification et de diversification à l’échelle de l’individu et non plus seulement de l’espèce. La reconnaissance de la différence de complexité entre les vivants ne veut pas dire justification de l’exploitation et de la domination des moins bien lotis par les mieux lotis, mais ouverture de l’espèce la plus complexe à la tâche de sauvegarder les formes les plus élémentaires de la vie au départ de sa propre promotion spirituelle. Cela n’exclut pas, mais, tout au contraire, confirme que le vivant spirituel qu’est l’homme (voué à se vivre dans l’horizon d’une quête de sens transformatrice de son existence) est également le plus apte à sombrer dans la cruauté la plus odieuse et à banaliser le mal avec une bonne conscience inébranlable. 

[7]  Le dernier rapport de l’ONU du mois de Juin de cette année sur la biodiversité est alarmant à cet égard : sur les quelques 8 millions estimées sur Terre, 1 million d’espèces animales et végétales sont menacées directement d’extinction. A la raréfaction de la forêt primaire et à la destruction du manteau forestier de la Terre à raison de 13 millions d’hectares par an s’ajoute le constat tout aussi dramatique de la chute de 60 % du nombre de vertébrés en 40 ans ! Il n’y a plus là une simple élucubration intellectuelle pour auteur de science fiction en mal d’inspiration : n’y aura-t-il plus que du vivant domestiqué ou exploité agronomiquement sur cette Terre d’ici quelques siècles ? L’éthique globale de la vie implique une réhabilitation de la vie sauvage, à l’écart de toute visée utilitaire d’exploitation, un partage de l’espace terrestre et de l’espace de vie urbanisé avec les autres espèces pour un homme qui accepte de laisser pousser les herbes folles d’une nature dont la gratuité vitale est la condition d’éclosion d’une spiritualité de fraternité universelle. Contre l’hygiénisme mortifère des sociétés de progrès qui se règlent rigidement sur l’exigence de sécurité et de confort, il faut suivre les paroles d’Henry David Thoreau (1817-1862), le penseur écrivain américain : «L’espoir et l’avenir pour moi ne résident pas dans les pelouses et les champs cultivés, ni non plus dans les villes et les cités, mais dans les marécages impénétrables et mouvants». C’est ce terreau vital, cet humus primitif, qu’il s’agit également de placer au cœur de nos vies en desserrant l’étreinte du modèle anthropocentrique et utilitariste cartésien de maîtrise et de possession de la nature, en son principe planificateur et exploiteur.

[8]  La formule de l’économie arrivée à l’ère de sa toute-puissance en régime ultra-libéral est la suivante : A>S>A’ = Argent (capital d’investissement de départ) >service produit et proposé à la vente >capital accru par le prime correspondant au profit et enclenchant un réinvestissement par un processus cumulatif en boucle et renouvelable potentiellement à l’infini.

[9]  Le mot est également traduit par «respect de la vie». Il désigne dans la spiritualité hindoue «l’action ou le fait de ne causer de nuisance à nulle vie», himsa signifiant « action de causer du dommage, blessure», et a de ahimsa étant un préfixe privatif.

[10]  Le marxisme a participé au révolutionnarisme des temps modernes en voulant même lui apporter une caution scientifique et en faisant alors de la destruction des institutions en place et des traditions populaires le passage obligé à une régénération du genre humain dans le sens de l’établissement d’une société sans classes. Il a fait sien donc le nihilisme anthropocentrique des temps modernes en reconnaissant à l’homme, comme animal producteur, la position éminente d’être le principe de développement et la fin de l’histoire. Mais cela lui a donné une acuité particulière pour saisir la mise en ruine totale de l’ancien monde par les forces «révolutionnaires» de la bourgeoisie. Ainsi Marx précise dans le Manifeste du Parti communiste «son rôle éminemment révolutionnaire dans l’histoire» : «Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idyllique. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du paiement au comptant. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages». La faute de Marx, son matérialisme nihiliste, a été d’accueillir joyeusement, dans l’euphorie d’un millénarisme humaniste, cette destruction totale à l’échelle de la grande histoire du lien symbolique qui assurait jusque-là la sauvegarde de l’humain et du rapport de l’homme à son milieu naturel de vie : la révolution communiste ne sera alors que l’expression radicalisée et désabusée de la révolution nihiliste de la bourgeoisie et se trouvera de fait dans l’impossibilité de faire autrement que de vivre négativement son «idéal» d’égalitarisme strict à travers la destruction permanente du passé et en devenant l’un des plus grands enfers humains et environnementaux à ciel ouvert de l’histoire de l’humanité, jusqu’en Asie où il a saccagé toutes les traditions religieuses notamment du bouddhisme (Laos, Cambodge, Chine, Vietnam). 

[11]  Le jaïnisme repose sur cinq vœux : le vœu de non-violence («la non-volonté de faire souffrir les créatures», «la  fraternité, compassion, charité universelle» ou « le respect impérieux de toute vie» ; le vœu de sincérité (ne pas dire des paroles qui abaissent ses semblables) ; le vœu d’honnêteté (ne prendre que ce qui nous est donné, sans donc acte de violence) ; le vœu de chasteté (fidélité à l’autre et dépouillement des passions avilissantes) et le vœu de non-attachement aux choses du monde, de non-possessivité (exigence de frugalité et de simplicité, éloignant de la convoitise, de la jalousie et de la haine de l’autre).

[12]  Suzanne Lassier, l’orientaliste française, dans son ouvrage Gandhi et la non-violence établit la convergence entre la spiritualité orientale et la spiritualité biblique au sujet des scènes de non-violence entre l’homme et l’animal qui exprime une fraternité universelle pour le jaïnisme, l’hindouisme et le bouddhisme : «Scènes paradisiaques auxquelles répondent en Occident la prédication de Saint François aux oiseaux, «le lion et la brebis, la panthère et le chevreau paîtront côte à côte et le nourrisson s’ébattra sur le trou de l’aspic» (Bible, Isaïe, XI, 6). C’est l’Eden retrouvé, le Râm Râj, Royaume de Dieu sur la terre !» A travers le végétarisme spirituel et la fraternité universelle de l’éthique de la vie se pose la question absolument cruciale du sacrifice de l’animal, non seulement dans les modes de vie consuméristes de nos sociétés majoritairement carnivores, mais dans les pratiques religieuses qui ont toutes au départ posé le sacrifice du vivant animal, sinon du vivant humain, comme l’offrande par excellence susceptible de plaire à Dieu et aux dieux (carnivores, voire anthropophages par principe) et de permettre d’obtenir leurs faveurs. Le christianisme, dès son institution, a reconnu que ne plaît à Dieu qu’un cœur pur et non le cœur d’un animal sacrifié, nouant un lien décisif avec les textes prophétiques de la Bible hébraïque : «Que m’importe la multitude de vos sacrifices ? Dit le Seigneur. Je suis rassasié des holocaustes de béliers. La graisse des agneaux, le sang des taureaux et des boucs, je n’en veux pas» (Isaïe). Ou bien encore : «Le sacrifice pour Dieu, c’est un cœur brisé ; le plus doux parfum pour le Seigneur, c’est un cœur qui glorifie celui qui l’a façonné» (Psaume 51). Quand Jésus établit le rituel de la Cène, en substituant au vivant animal le pain et le vin du corps christique, il accomplit la prophétie : le vivant animal est définitivement écarté de tout sacrifice. On passe d’une civilisation belliciste d’essence carnivore qui fait couler le sang du vivant à une civilisation de paix d’essence végétarienne et noémienne qui donne la vie en l’arrachant à la mort. Et la Bible, en écho aux spiritualités orientales et à cheval sur l’Orient et l’Occident, est cette mutation spirituelle exceptionnelle à l’échelle de la grande histoire et de l’histoire des religions.

[13]  Le christianisme l’appelle le pain des anges ou le pain du ciel, en l’absence duquel le pain des hommes, le pain terrestre, n’est plus que pain de mort, empoisonné par la malignité d’un homme se vouant à lui-même un culte idolâtre.

[14]  C’est bien évidemment la faute très grave du militantisme écologique actuelle qui perpétue la catastrophe écologique dont il prétend nous sauver en restant sur un plan strictement utilitaire. Ce n’est pas pour rien qu’Albert Schweitzer était également un grand organiste et plaçait l’art au cœur de sa vie. Comprendre ce lien entre poésie et nature et accepter l’idée que la poésie délivre la vérité d’un rapport de l’homme à la vie qui peut ainsi le nourrir dans sa quête spirituelle de sens, c’est accompagner les paroles d’Henry David Thoreau : «Une commune au-dessus de laquelle ondoie une forêt primitive, tandis qu’une autre pourrit en dessous, une telle ville est apte à ce que croissent non seulement le maïs et les pommes de terre, mais aussi les poètes et les philosophes des temps à venir. C’est sur un tel sol qu’ont grandi Homère, Confucius et les autres ; c’est d’un tel pays sauvage que vient le Réformateur qui se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage (Saint Jean Baptiste)». C’est bien pourquoi, pour lui, «c’est la pensée libre, à l’état brut et sauvage que nous trouvons dans Hamlet, L’Iliade, toutes les Ecritures et les mythologies », dans la mesure où «un livre vraiment bon est un objet aussi naturel, d’une beauté et d’une perfection aussi inattendues et ineffables qu’une fleur sauvage découverte dans les prairies».  Le tout jeune Etienne de la Béotie (1530-1563) faisait déjà un éloge de la bête sauvage, y voyant pour l’homme un maître de liberté et de sagesse : «Il faudra que je monte, par manière de dire, les bêtes brutes en chaire, pour vous enseigner votre nature et condition. Les bêtes, ce maid’Dieu ! Si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : VIVE LIBERTE !» En ce sens, et en ce sens avant tout, Montaigne (1533-1592) n’a pas tort de dire qu’«il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme». Au moment où, à la Renaissance, se met en place le modèle anthropocentrique et volontariste de la modernité conquérante et exploiteuse du vivant, des voix se font entendre qui prennent la mesure du désastre qui est en train de se produire sous l’effet d’un désir d’immortalité dont le modèle est celui de la toute-puissance divine, dominatrice et belliciste en son principe. L’homme-dieu (homo deus) des temps modernes, c’est, par un renversement pervers de la sécularisation chrétienne, l’homme qui meurt à son humanité et qui entraîne la nature en son entier dans une catastrophe infernale en illimitant aveuglément ses pouvoirs.

[15]  N’importe quel expert en marketing fait jouer à plein chez le client «naïf» son désir de se distinguer des autres et de réaliser son bonheur personnel. Doit-on pour autant en faire un saint homme et estimer que c’est grâce à lui que la collectivité entre dans un état de prospérité économique ? N’est-ce pas plutôt ce qui fonde la relation économique sur un principe de séduction, aussi bien pour l’investisseur de capitaux que pour le client en quête de satisfactions égoïstes ?

[16]  Ce renversement d’orientation par le passage d’un libéralisme répressif reposant sur la lutte des classes à un libéralisme consumériste permissif  (par delà le bien et le mal) est illustré d’une manière forte en Europe occidentale par la révolte de Mai 68 («jouir sans entraves» et «sous les pavés la plage») et par le bicentenaire de la Révolution française (1989) qui a été célébré sous les couleurs bariolées et l’esthétique fantasque de Jean Paul Goude (1940), le publicitaire français.  Avec le postmodernisme, la logique publicitaire de la séduction entre de façon décomplexée dans le domaine des arts et de la politique : tout est affaire d’image, le fond disparaissant au profit de la prolifération d’effets de surface. Circé est la grande magicienne des temps nouveaux : la bonne humeur coule à flot dans l’espace de vie commun à travers la multiplication des festivités culturelles, sportives. L’animateur et le DJ sont désormais les nouvelles stars qui rythment joyeusement les événements «culturels» du moment pour une population transformée à l’échelle planétaire en une cohorte de fans hilares.

[17]  Face à la peur de mourir qui gagne de plus en plus les populations confrontées au désastre écologique,  le bien-être consumériste a un goût frelaté et, en tout cas, bien peu apte à permettre à l’homme de se redresser spirituellement devant l’épreuve qu’il endure jusque dans sa chair. Il se pourrait qu’à l’implosion du communisme symbolisée par la chute du mur de Berlin en 1989 succède l’implosion de l’économie libre-échangiste de la mondialisation économique.

[18]  La maladie coûte chère, à tout point de vue, et déjà parce qu’elle retire l’envie d’investir, de consommer, de voyager, et, véritable catastrophe à l’heure de l’internetisation des modes de vie, la possibilité de communiquer joyeusement dans l’insouciance du silence des organes. Scandaleuse en son principe, elle est un crime de lèse-société, et appelle alors de la combattre par tous les moyens pour permettre au plus vite la réintégration de l’individu qui en est victime. La société de l’utilitarisme anthropocentrique issu de la modernité prométhéenne est une société de bien portants. La santé doit s’afficher en toutes circonstances et se définit dans les termes de la sécurité et du confort, physiques et psychiques, étant entendu que le «psychique» est conçu sur le modèle de la «santé mentale». Le cerveau a pris la place de l’âme. Tout état interne d’inconfort (culpabilité, remords, scrupules, doute, angoisse) est ramené psychologiquement à une perturbation, sinon à un traumatisme, réclamant des mesures thérapeutiques. A cet égard, il va de soi que l’idéal moderniste d’une osmose complète entre l’individu et le collectif (confort et sécurité internes et externes, en fait internes parce qu’externes tout d’abord) est démenti par la crise écologique qui introduit la peur de mourir ou de tomber malade dans l’accomplissement des actes les plus élémentaires de la vie (respirer, boire, manger, se déplacer, se reproduire, habiter). Le meilleur des mondes de la fable de l’économie libre-échangiste du bonheur pour tous débouche sur le cauchemar d’un quotidien multipliant les peurs et induisant une forme de dépression chronique. A trop dire «restons en bonne santé», le défenseur de la nature ne se rend pas bien compte qu’il est à l’unisson d’une société soucieuse avant tout de disposer d’une population ayant confiance en son espérance de vie en éliminant de son horizon historique tous les facteurs négatifs de déstabilisation psychique. C’est pourquoi la santé prend souvent la forme d’une carte postale étalant la positivité d’une vie sans souffrance et joyeuse d’être à tout instant.  

[19]  Le défenseur de la nature prend les traits de l’expert qui ne cesse d’évoquer les mesures à prendre de toute urgence pour enfin se sortir de la crise : il discute chiffres, faisabilité et intérêt de son programme. L’efficacité règne en maître : tout le reste n’est qu’irréalité, élucubration intellectuelle sans intérêt. Aurait-on raison de craindre l’arrivée au pouvoir de courants politiques écologiques, finalement voulant installer l’homme dans les conditions de vie d’une grande fourmilière humaine au nom de la cité propre du futur, à l’hygiène  irréprochable ? La recherche d’efficacité fonctionne toujours comme une idée fixe : elle retire toute chance à la vacuité, à la docte ignorance, à la rêverie, à la solitude, à l’exploration silencieuse du passé, à l’ensommeillement de ses conditions de vie terrestre. Il y a un supplice chinois qui consistait à priver l’individu de la possibilité de fermer ses yeux. C’est ce que l’efficacité technique produit à sa manière : avoir toujours les yeux ouverts. Mais c’est alors ne plus rien voir (de la nature) et aller droit à la catastrophe (écologique) !

[20]  La Convention de la Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé a été le premier texte international qui a pris en compte cette nouvelle tragédie : la fin de la séparation entre le militaire et le civil. Les guerres ne sont plus circonscrites à des champs de bataille : elles touchent désormais directement tous les espaces de vie des hommes. L’exemple de la bombe atomique d’Hiroshima en est l’illustration fracassante : une seule bombe, larguée d’un avion, peut mettre en ruine une ville tout entière, la rasant en une fraction de seconde de la carte du monde !

[21]  Paris est la ville la plus visitée au monde et la France est la première destination touristique au monde. L’enjeu économique est de taille, puisque le tourisme représente pour l’année 2017 des recettes de 54 milliards d’euros. L’enjeu écologique l’est beaucoup moins. 

[22]  Il est dit que «le patrimoine est l’héritage du passé dont nous profitons aujourd’hui et que nous transmettons aux générations à venir. (Ainsi) nos patrimoines culturel et naturel sont deux sources irremplaçables de vie et d’inspiration». «Vie» et «inspiration» : à l’heure du tourisme mondial et du déchaînement de l’activisme technologique partout ailleurs, on s’inquiète de la naïveté d’une telle formulation. Les critères retenus pour l’identification des chefs-d’œuvre culturels et naturels sont les suivants : «représenter un chef-d’œuvre du génie créateur humain» et «représenter des phénomènes naturels ou des aires d’une beauté naturelle et d’une importance esthétique exceptionnelles». L’élitisme de l’exceptionnel est revendiqué comme tel, tandis que la crise écologique actuelle porte sur la vie sous toutes ses formes !

[23]  Le mot pharmakos qui est traduit par «remède» veut dire également dans la langue grecque «poison». Cela fait partie de son drame : homo technicus a oublié que tout gain de puissance expose au risque d’une impuissance, non pas par un mauvais usage, mais parce que le dégagement de la puissance est facteur de séduction. L’aveuglement est compris dans l’acquisition d’une puissance effective matériellement. Or se protéger de cet aveuglement n’est pas possible si l’on se situe sur le même plan d’application que celui de la puissance technologique. C’est en sortant du désir que conditionne l’exercice de la volonté comme volonté de puissance (libido dominandi) et en s’ouvrant au spirituel que l’homme se désensorcelle de la séduction idolâtre qu’exerce sur lui le modèle de toute-puissance réalisé imaginairement par la technique. Ce dont a besoin l’homme aujourd’hui, ce n’est pas de machines toujours plus puissantes et dévastatrices, mais, plus simplement, de sagesse. Une goutte d’eau de sagesse permet de se préserver d’un océan de déchaînement technique, comme une coquille de noix qui, minuscule qu’elle est, flotte en toute tranquillité à la surface d’un océan déchaîné !

[24]  Heidegger a fait de ce vers le principe de toute pensée méditative.

[25]  Plus proche de Saint François d’Assise que de Saint-Just ou de Robespierre, le démocrate est au service de la vie sous toutes ses formes en se laissant guider par une éthique de la vie élargie au-delà de l’humain. En ce sens, la Charte de l’environnement établie en 2004 est un signe d’espérance encourageant pour abandonner l’anthropocentrisme volontariste du révolutionnarisme intransigeant et abstrait de 1789 et de la Troisième République et se prémunir contre la dimension belliciste de notre hymne national actuel. A cet égard, mettre un arbre sur notre drapeau tricolore donnerait  peut-être à la France les couleurs d’espérance d’une écologie intégrale.

[26]  «Tous les saints et les vénérables du passé, du présent et de l’avenir, tous disent, annoncent, proclament et déclarent : on ne doit pas tuer, ni maltraiter, ni injurier, ni tourmenter, ni pourchasser aucune sorte d’être vivant, aucune espèce de créature, aucune espèce d’animal, ni aucun être d’aucune sorte. Voilà le pur, éternel et constant précepte de la religion, proclamé par les sages qui comprennent le monde» (texte jaïniste du IVe siècle avant J.C.)

Edm

Agrégée d'Espagnol CPGE Chaire Supérieure Professeure CPGE depuis 1998 Présidente PrépaMantes

Laisser un commentaire