Comment se distraire utilement en prépa ? Un exemple cinématographique : SUFFRAGETTE de Sarah Gavron 2015 ( encore à l’affiche de certaines salles parisiennes )

Une idée toute faite, et en fait insensée, est que l’élève de prépa travaille tout le temps et doit renoncer à la vie normale et à ses distractions. Elle mène au surmenage, ou à l’incapacité de travailler efficacement par une paralysie due à l’anxiété et à un sentiment de culpabilité lorsqu’on s’arrête, trop fatigué. Non, il faut savoir se reposer et se détendre. Dormir suffisamment, se nourrir bien, non pas à la va-vite, et sainement, se redonner de la gaieté et de l’entrain entre deux tâches scolaires, cela relève du bon sens et de la nécessité.

Il est vrai, néanmoins, que si les distractions qu’on s’accorde, au lieu de rompre le rythme d’ensemble de l’activité d’apprentissage, concouraient à celle-ci en y ramenant par un intérêt renouvelé et en la stimulant, tout en apportant une réelle détente, alors on y gagnerait bien davantage et on en tirerait une satisfaction entière, avec la bonne conscience de n’y perdre pas son temps, bien au contraire. C’est ce qu’une séance de cinéma bien pratiquée peut apporter.

L’avantage immédiat d’aller au cinéma est que, pendant plus d’une heure ou deux, l’esprit s’y trouve, sans effort, concentré, attentif au défilé du film, intéressé par l’histoire et son récit en images. Ensuite, après la séance, on peut y repenser tout à loisir, pour  » se refaire le film  » ou, du moins, se rappeler les passages plaisants ou marquants. L’ensemble constitue une activité de vision, de remémoration et de pensée,  à la fois plaisante ( sauf si le film s’est révélé mauvais !) et intéressante, car l’esprit s’y exerce de différentes manières, sous différents points de vue, en combinant sensations, perceptions, sentiments, souvenirs, jugements, etc., sans que cela ait le caractère pénible d’un labeur intellectuel. En pratiquant de manière précise, plus méthodique que selon l’habitude courante, cette activité de pensée et de perception amenée par la vision du film, on peut en retirer, en plus du repos et de la détente, non pas une distraction seulement passagère, mais un véritable affinement de la pensée, susceptible d’être ensuite utile au travail scolaire, quand on y retournera.

Chacun voit un film et y repense, ou non, à sa manière. Certains retiendront l’histoire, s’assureront de l’avoir bien comprise ; d’autres se souviendront davantage des scènes qu’ils ont aimées ou qui les ont heurtés ; les fans de tel acteur se délecteront rétrospectivement des meilleurs morceaux de sa prestation ; les plus connaisseurs admireront la mise en scène, les trucages, le brio des cascadeurs dans un film d’action ou l’habileté du scénario et du montage dans un film à suspense … Mais sur cette lancée de la vision et des impressions personnelles, ne peut-on aller plus loin pour s’intéresser encore plus au film qu’on a vu, au delà du premier plaisir qu’on y a pris ?

Des questions simples le permettent, si on se les pose avec le désir de mieux comprendre l’effet du film sur le spectateur. Qu’est-ce qui est le plus frappant, le plus étonnant dans ce qu’on a vu ? Est-ce que le plus remarquable en lui va jusqu’à apprendre quelque chose de nouveau ? Ou fait-il rêver et pourquoi ? Ou bien la vision qu’on a du monde en est-elle en quelque façon changée ? Comment le film, qui n’est qu’une fiction pour le principal, peut-il ainsi affecter la perception de la réalité elle-même ? Comment le réalisateur, les techniciens et les acteurs s’y sont-ils pris pour obtenir ces effets de rêve d’un autre monde ou d’émerveillement, de nouvelle vision, devant le monde réel ?

Ces questions ne font qu’approfondir la curiosité qui naît naturellement d’un film intéressant et, si on s’exerce à se les poser chaque fois ( la répétition est essentielle pour perfectionner le regard et la pensée ), cela forge une méthode de perception et de réflexion sur ce qu’on voit qui permet de voir davantage et de comprendre plus précisément non seulement les oeuvres cinématographiques mais aussi le monde réel. Et cette méthode peut être, de la même façon, d’une grande utilité dans la perception et l’apprentissage des matières scolaires, qui ne sont qu’une mise en forme, en vue de leur étude, des connaissances diverses, par disciplines, du monde réel conçu par le savoir de hommes. Ainsi, une démonstration de géométrie n’est saisissable par l’esprit que si on dessine la figure, par exemple un triangle au tableau, c’est à dire si on met son concept en image, si on le « réalise » en imagination en quelque sorte ; un texte littéraire est comparable à un scénario très élaboré, jusqu’au moindre détail, que le lecteur met en image dans son esprit en lisant, étant tout à la fois le metteur en scène, le responsable de la distribution des rôles ( le « casting ») par la façon dont il se figure les personnages, et le spectateur ( c’est sans doute pourquoi l’adaptation d’un roman au cinéma est souvent décevante : les acteurs réels et la mise en scène ne correspondent pas aux têtes des personnages et au « film » intérieur qu’on s’était imaginés !) ; un cours en classe est comme la mise en scène par l’enseignant d’un chapitre de connaissance, avec le montage savant de « prises de vues » différentes : introduction du thème en « plan panoramique » ou en « travelling » chronologique, définitions préliminaires, explication et développement, « zoom » ou « gros plan » sur tel aspect particulier du sujet ; une expérience de physique ou de biologie est la « montage » et la réalisation sur la table d’expérience, d’une théorie à démontrer, comme le film met en image une histoire …Ces comparaisons ne sont qu’approximatives et sommaires, mais le principal est qu’elles suggèrent que c’est en s’exerçant à analyser la manière dont sont produites les images d’un film et, de façon analogue, les connaissances d’un cours au lycée, ou dans les livres, qu’on comprend qu’elles puissent, chacune dans leur genre spécifique, artistique ou scolaire, exprimer la réalité et nous  toucher comme des vérités. Comprendre vraiment un film de cinéma ou une connaissance, c’est saisir comment ces oeuvres sont produites, car ce sont ces « réalisations » qui rendent présents à l’esprit leurs contenus de réalité, qui effectuent une prise de conscience du vrai.

Pratiquer une réflexion effective sur la production du sens réel d’un film au cinéma, c’est donc se préparer, s’exercer d’avance à en faire de même pour les connaissances à apprendre en cours, s’exercer à avoir une attitude active et explicative dans la mise en forme, l’assimilation par soi des contenus du cours, d’abord en observant comment ils sont produits par les enseignants, tout comme on aura observé comment les cinéastes opèrent dans la réalisation d’un film. Les exercices et les devoirs à faire d’après le cours ne sont que des incitations à produire soi-même des résultats semblables, comme applications particulières du cours, afin de comprendre effectivement et de façon personnelle, active, ce que le cours enseigne. On ne connaît vraiment que ce dont on comprend la production, étant capable de produire soi-même celle-ci, à petite échelle ou en pensée. Pas de vrai apprentissage, d’apprentissage non réduit à la récitation passive ( « comme un perroquet »), sans une certaine initiative et une créativité personnelle de la part de celui qui apprend, car le vrai de la connaissance est ce qui est FAIT tel par l’activité de pensée puis retenu comme tel, et non pas ce qu’on reçoit passivement pour l’assimiler sans le comprendre vraiment … et qu’on oublie bientôt, pour le principal.

 

Nous ne raconterons pas le film, pour ne pas atténuer la curiosité de ceux qui voudraient aller le voir. Nous évoquerons seulement quelques aperçus sur ce qu’il enseigne par la productions particulière de certaines images. Dans SUFFRAGETTE, une des premières choses qui frappent le spectateur est la violence avec laquelle des femmes, au début du XXe siècle, ont réclamé le droit de vote, car la première scène d’action est leur attaque des vitrines de magasins à Londres par des jets de briques. L’étonnement vient de la brutalité de l’action elle-même, mais aussi et peut-être surtout, du fait que ce sont des femmes, habillées comme elles l’étaient à l’époque, avec chapeaux et longues robes, paniers et petites capes ou courts manteaux, tenues peu adaptées à l’action violente et d’apparence au contraire tranquille, bien féminine et pacifique, qui commettent des actes qu’on imagine plutôt  être le fait, habituellement, de voyous ( des « casseurs ») de nos jours. De plus, on les voit opérer en commando, s’approchant discrètement des vitrines, avant de jeter toutes simultanément leurs projectiles, en criant leurs slogans, ce qui exprime leur farouche détermination et le caractère politique, protestataire et revendicatif, de leur geste ; violence organisée que nous n’imaginons pas facilement a priori être conçue et mûrement préparée par des femmes, et non par des bandes, des « gangs » de malfaiteurs,  ou des « groupuscules » extrémistes masculins.

L’explication vient ensuite ( ensuite seulement, on note l’importance du montage qui retarde exprès l’explication, pour étonner le spectateur et l’inciter à s’interroger ), par un retour en arrière dans le temps, lequel montre qu’elles ont longtemps revendiqué le droit de vote de façon pacifique, en demandant à être entendues par le public et les politiciens. Ce n’est que devant un refus obstiné et méprisant, condescendant ou brutal, des hommes et de l’opinion, qu’elles ont fini par renoncer à la démarche pacifique. Autre image forte, la charge très brutale qu’elles ont subi de la part des forces de l’ordre, lorsqu’elles ont tenté d’interpeller le Premier ministre, Lloyd Georges,  alors qu’il leur avait opposé une fin de non recevoir ; s’estimant trahies par lui, après qu’il eût d’abord paru vouloir les écouter et compatir à leurs doléances. En gros plan, on voit des policiers les repousser en les frappant violemment, jusqu’à les faire chuter à terre, en des images qui choquent parce qu’on montre rarement des femmes traitées ainsi, semblables images concernant plutôt, dans le pire des cas, des hommes seulement. On ne voit pas, normalement, un coup donné au ventre d’une femme, qui la plie en deux et la fait tomber, car le code cinématographique habituel fait de ce geste très violent l’apanage exclusif des personnages masculins ; »ça ne se fait pas », normalement, avec des femmes, devant la caméra.

On voit ainsi comment le cinéma, en produisant des images nouvelles, ici choquantes, sur un thème courant comme celui de la violence, transforme le sens de celui-ci et en éclaire la signification sociale et politique : la domination des femmes par les hommes est si habituelle qu’on n’en voit pas immédiatement l’injustice et la violence. Le film nous rappelle ce qui fut refoulé par la conscience collective, à savoir qu’un droit qui nous semble à présent élémentaire et naturel, le droit de voter pour les femmes, a demandé un combat opiniâtre dont on veut oublier ou ignorer qu’il fut violent et impitoyable.

La narration du film est centrée sur un personnage, Maud, une jeune ouvrière travaillant dans une blanchisserie industrielle. D’abord jeune femme naïve et douce, elle se transforme progressivement, au contact d’amies militantes, et finit par épouser leur cause, en en faisant sa cause personnelle. Car c’est là l’objet du film, que le titre français, LES SUFFRAGETTES, manque, parce qu’il ne s’agissait pas de raconter seulement un mouvement collectif, mais d’insister plutôt sur la personnalité différente, singulière dans son caractère et ses conditions de vie, de chaque militante. Maud a été inventée par les auteures, la réalisatrice Sarah Gavron et la scénariste Abi Morgan, à la fois pour être le personnage central, sujet de la narration, mais surtout pour exprimer cette singularité d’un destin personnel qui s’incarne dans la lutte pour le droit des femmes. Il s’agissait de montrer ce que pouvait signifier pour une femme de revendiquer le droit de vote, jusqu’à quel point son destin entier, le sens même de son existence de femme pouvait s’y jouer : SUFFRAGETTE, c’est-à-dire être suffragette, s’affirmer ainsi en tant que femme.

Le caractère propre d’un film est de montrer la réalité, non pas guidé par des idées abstraites ou un discours, le fameux « message », mais concrètement et directement par les images ( les premiers films étaient « muets »). Ainsi on VOIT Maud se transformer à l’image, physiquement pour ainsi dire, ou plutôt en physionomie, dans ses expressions et attitudes, passant de l’état de jeune fille soumise aux hommes, le maître de la blanchisserie et son jeune mari, à celui de jeune femme qui assume enfin librement sa vie, progressivement, dans le déchirement provoqué par de dures épreuves ( le mari lui interdira de voir son enfant, à la suite de sa conduite jugée scandaleuse, puis le fera adopter par un autre couple et qu’elle perdra donc définitivement ). Bien sûr, les mots comptent aussi, comme la formule de lady Pankhurst, jouée par Meryl Streep; la chef des militantes : « Nous ne voulons pas briser la loi, nous voulons FAIRE la loi ! », mais c’est à même la personne de chaque personnage, ses attitudes et l’expression de son visage ( les maquillages, et non seulement les costumes, ont été pensés pour montrer les différences sociales entre les militantes de la même cause et leurs caractères individuels respectifs ), que l’histoire, la vraie, se raconte.

La transformation de Maud est finement suggérée ; il fallait un grand talent d’actrice pour l’incarner avec vérité, doucement, discrètement et de façon nuancée, sans à-coups, et Carey Mulligan en fait preuve dans le rôle, par sa grâce délicate presque adolescente d’abord qui laisse germer de manière quasi invisible et pourtant sensible, tout en demeurant apparemment fragile et incertaine, la puissance de sa volonté, qui la surprend elle-même, de se libérer du joug imposé par les hommes. Le jeu de l’actrice n’est pas qu’une forme esthétique, il est l’opérateur expressif, concret et efficace, du rôle et de son sens de vérité. En particulier, la précision de son jeu montre que, jeune ouvrière qui n’a rien connu d’autre que l’univers de la blanchisserie où elle est née, sa mère étant elle-même ouvrière, décédée lors d’un terrible accident au travail, Maud n’a aucune idée de ses droits, subissant un patron qui abuse d’elle et qu’elle prend pour un protecteur remplaçant le père qu’elle n’a pas connu. Il lui faudra un grand effort sur elle-même pour prendre conscience de sa condition et de la nécessité de défendre ses droits, en les revendiquant par l’action. La revendication d’un droit n’est pas qu’un fait de conscience et un acte politique ; elle provient du fond de la personne, elle a pour origine une souffrance intérieure et naît d’une protestation intime et obscure. Ce n’est qu’en voyant une autre toute jeune ouvrière subir à son tour les assiduités ( nous dirions le harcèlement aujourd’hui ) du maître, qu’elle comprendra ce qu’elle avait subi au même âge elle-même et osera se libérer vraiment en retournant la violence contre le maître, puis en faisant évader de la blanchisserie son autre soi-même enfantin qu’est la petite ouvrière.

Cette démonstration critique par les images trouve sa confirmation dans le fait qu’elle transforme la significations des images anciennes : vers la fin du film, sont montrés des documents d’époque connus, les images en noir et blanc des suffragettes défilant pacifiquement, en apparence, avec leurs pancartes, sous le regard tranquille de la foule alentour ; mais après ce qu’on vient alors de voir dans le film, on se rend compte que ces documents sont en partie trompeurs et qu’ils passent sous silence, les effaçant ainsi de l’imagination collective, les luttes réelles et autrement brutales menées en réalité par les suffragettes. Là encore le cinéma créatif montre sa force, celle de changer le sens des images toutes faites, les « clichés » ou images convenues, et celles des actualités de l’époque, pour aller vers plus de vérité, ou du moins pour inviter à interroger des images que nous acceptons trop vite ou trop passivement comme réelles ou vraies. Art véritable et véridique, il peut contribuer à notre vraie mémoire.

 

 

Une femme vote : cette image de nos actualités peut sembler naturelle et banale, aujourd’hui, du moins dans les pays où le droit de vote est reconnu, et reconnu en particulier pour les femmes. Mais après qu’il ait vu SUFFRAGETTE, cette image peut paraître émouvante aux yeux du spectateur. Car ce geste, pour devenir possible, a coûté une âpre lutte ; des femmes, des hommes aussi, plus lucides et justes que les autres ( les personnages masculins sont également intéressants, parce que nuancés, parmi lesquels le chef de police Steed, peut-être l’aïeul de l’agent John Steed de « Chapeau melon et bottes de cuir », l’une des premières séries télévisées des années soixante à faire une meilleure part aux rôles féminins ?! ), ont donné de leur vie, de leurs souffrances et de leur courage pour obtenir la reconnaissance de ce droit. Le cinéma, à ce niveau d’intelligence, nous apprend à mieux voir la réalité du monde humain. L’image filmée n’est pas alors la reproduction mécanique de la réalité d’après des clichés ou des stéréotypes, conventionnels ou prétendument réalistes ; elle en est l’éclairage et l’analyse critique, par les glissements, les changements de sens subreptices, ou les retournements qu’elle opère.

Si Maud et ses amies militantes voyaient cette image, leur rêve réalisé, elles dont les vies furent souvent mises à mal ou abrégées par les souffrances, l’épuisement, le découragement ou le désespoir, nul doute qu’elles en pleureraient d’émotion et de bonheur. Elles en comprendraient, mieux que nous, le sens et la portée. Le cinéma nous montre ainsi que l’intelligence et la connaissance du monde ne sont pas seulement faites de raisonnement ou de théories abstraites, mais davantage peut-être de sensibilité, d’émotion, de passion et de compassion, et d’abord d’une imagination libre et pensante, en recherche d’humanité.

 

Martin Pham ( philosophie, khâgne )

 

 

 

 

 

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